Lettre ouverte au Diable

« Si le Diable pouvait, il dirait :
“Je suis celui qui ne suis pas !” »
André Gide (1869-1951)

LETTRE OUVERTE AU DIABLE

De Serge Toussaint, Grand Maître de l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix

Il y a quelque temps, j’ai écrit une «Lettre ouverte à Dieu», prétexte à partager des réflexions sur le concept de Dieu, mais aussi et surtout sur les religions qui s’en réclament. C’est donc logiquement que l’idée d’écrire une «Lettre ouverte au Diable» a germé dans mon esprit, ce que je me suis finalement résolu à faire. Peut-être n’aurais-je pas dû prendre un tel risque, tant je le soupçonne de manquer d’humour et de se prendre au sérieux. Mais n’étant pas superstitieux, j’ai «cédé à la tentation»

Tout d’abord, il faut rappeler que le Diable, appelé également Lucifer ou Satan, est indissociable des religions dites «révélées», à savoir le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, lesquelles s’appuient sur la Bible (Ancien et Nouveau Testament) et sur le Coran. En fait, l’origine de ce “personnage” remonte à l’époque du paradis terrestre, où il s’exprime à travers le serpent pour séduire Ève et l’inciter à convaincre Adam de cueillir la fameuse pomme, ce que Dieu avait rigoureusement interdit de faire, comme cela est rapporté dans la Genèse : «Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez point, vous n’y toucherez point, de peur d’en mourir”». Ce à quoi le serpent, diabolique, répondit : «Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal». Finalement, Adam se laissa convaincre par Ève et croqua la pomme, «péché originel» qui aurait provoqué la «Chute», c’est-à-dire la naissance de l’humanité souffrante.

L’origine du Diable

S’il est vrai que le Diable est également connu sous le nom de Lucifer, leur origine est quelque peu différente. En effet, le mot «Lucifer» signifie littéralement «Porteur de Lumière». Si l’on en croit ce qui est dit dans l’Ancien Testament et dans certaines exégèses, ce nom était celui de l’Ange qui, avant la création du monde, était le plus proche de Dieu, au point d’en partager la Sagesse, symbolisée par l’émeraude qu’il était censé porter au milieu du front. Mais il vint un moment où il voulut s’émanciper et revendiqua la liberté de faire ce que bon lui semblait, ce qui lui fut refusé. En réaction à ce refus, il se révolta contre Dieu, en entraînant d’autres anges avec lui. Condamné à l’exil pour cet acte de rébellion, il en garda rancune envers le Créateur et, par la suite, n’eut de cesse de s’opposer à Lui et de nuire aux hommes. Vu sous cet angle, le Diable serait un ange déchu, le plus grand de tous, qui utiliserait les pouvoirs de sa nature “divine” pour faire le mal et le répandre sur toute la Terre.

Pour ce qui est du terme «Satan», mentionné initialement dans la Bible hébraïque, il a le sens d’«opposant», d’«adversaire», ce qui confirme ce que j’ai rappelé précédemment à propos de Lucifer. Parmi les récits bibliques le mettant en scène, le plus connu est peut-être celui où il s’oppose à Jésus dans le désert. D’après ce qui est dit dans le Nouveau Testament, il lui lança trois défis : transformer des pierres en pain (afin de pouvoir se nourrir) ; se jeter du sommet du Temple de Jérusalem (pour voir si Dieu le protège et retient sa chute) ; s’incliner et se prosterner devant lui (pour obtenir le pouvoir sur tous les royaumes du monde). Jésus ne céda pas à la Tentation et refusa chaque fois de satisfaire à l’exhortation du Diable. Vaincu, celui-ci se retira et Jésus retourna parmi les hommes, afin de poursuivre sa mission, jusqu’à son point ultime : la crucifixion.

Au regard des remarques précédentes, il me semble important de préciser que le récit rapportant «la Tentation du Christ» ne figure pas dans l’Évangile de Jean, lequel était pourtant considéré comme le disciple le plus proche de Jésus. Il faut savoir également que la plupart des historiens considèrent de nos jours qu’aucun des quatre Évangiles n’a été écrit par Marc, Matthieu, Luc et même Jean, mais par des disciples indirects qui n’ont pas vécu à son époque et n’ont donc pas assisté aux événements relatés dans le Nouveau Testament. Par ailleurs, on sait désormais que ces quatre Évangiles ont été écrits vers la fin du Ier siècle de notre ère, afin d’en faire un support d’évangélisation. Il est donc probable, pour ne pas dire certain, que certaines notions, situations et références ont été rajoutées en vue de frapper les esprits, parmi lesquelles celles qui concernent Satan.

Comme cela est expliqué dans les enseignements de l’Ordre de la Rose-Croix, ce qui est dit dans la Bible et le Coran au sujet du Diable, de Lucifer ou de Satan, de même que dans leurs exégèses, n’a aucun fondement ontologique et relève du symbolisme, de l’allégorie ou de la fable. Cela étant, nombre de croyants, toutes religions confondues, sont de nos jours encore convaincus que ce personnage maléfique existe réellement et qu’il faut éviter d’attirer son attention, de crainte d’en subir les foudres de leur vivant ou après la mort. L’expression «il ne faut pas tenter le Diable» est très significative à cet égard. Si je précise «de nos jours encore», c’est parce que cette fausse croyance a tout de même moins d’adeptes qu’au Moyen Âge, époque à laquelle les gens étaient beaucoup plus superstitieux, moins cultivés, et davantage sous l’influence des dogmes religieux.

Lorsque j’étais enfant, comme beaucoup d’autres, j’allais au catéchisme et à la messe ; c’était culturel à l’époque. Mais déjà, je pensais qu’il y avait une contradiction évidente entre ce que la religion disait à propos de Dieu, et la crainte que le Diable devait inspirer aux fidèles. En effet, si celui-ci existe, c’est qu’il s’est créé lui-même ou que Dieu l’a créé. Dans le premier cas, cela signifie que Dieu, contrairement à ce qui est dit de Lui dans les Textes sacrés, n’a pas créé tout ce qui est dans la Création ; Il n’est donc ni Plénitude ni Complétude. Dans le second cas, cela suppose que Dieu a donné naissance à une entité malveillante capable de s’opposer à Lui et de nuire aux hommes. Dès lors, Il n’est ni Amour ni Bonté ni Bienveillance, comme les religions le prétendent. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’Il est alors, sinon coupable, du moins responsable du mal que le Diable commet partout dans le monde.

La question que l’on peut se poser est de savoir pourquoi le Diable est si présent dans les Textes sacrés et, par extension, pourquoi il l’est encore dans le credo des religions actuelles. Je pense qu’à l’époque très lointaine où les premiers penseurs ont tenté d’expliquer le pourquoi et le comment des choses, ils ont opté pour une approche très manichéenne du monde. Étant donné que le bien était censé être l’œuvre de Dieu, considéré alors comme un Esprit anthropomorphe fondamentalement bienveillant, le mal ne pouvait être que l’œuvre du Diable, entité fondamentalement malveillante, animée par le désir permanent d’induire les hommes en erreur et de les inciter à commettre des actes diaboliques. Cette vision très manichéenne avait l’avantage d’être “logique” et de donner une “explication” au mal. En vertu de ce principe devenu très tôt un dogme, les religions se donnèrent notamment pour mission d’intercéder auprès de Dieu en faveur des hommes et de les protéger contre l’influence pernicieuse du Diable.

Le Diable existe-t-il ?

Comme vous l’aurez compris, je ne crois pas à l’existence du Diable. À mes yeux, il n’est que la personnification du mal, une manière d’expliquer pourquoi celui-ci existe dans le monde et frappe autant de gens. Par ailleurs, il justifie la nécessité de suivre une religion, ultime recours contre les agissements du Malin. C’est ainsi qu’on en est venu à concevoir des exorcismes censés délivrer tel fidèle possédé par Satan. Il est pour moi évident que ce dernier ne peut prendre possession d’un être humain ou d’un animal, ne serait-ce que parce qu’il n’existe pas et n’a jamais existé. On est là dans le domaine de la superstition. En outre, vous noterez qu’il a une prédilection pour les Chrétiens, catholiques de préférence. Il semblerait également que les athées n’ont rien à craindre du Diable, sans doute parce qu’ils n’y croient pas, pas plus qu’en Dieu. À moins que ce ne soit parce qu’ils n’ont pas d’âme à prendre ? Cela supposerait alors que la meilleure parade contre Satan est l’athéisme…

Comment expliquer les “possessions” qui se seraient produites jadis et qui, à en croire certains, se produiraient encore de nos jours ? Pour en avoir parlé avec des médecins mais également des prêtres moins endoctrinés que d’autres, il apparaît que les “possédés”, au moment où ils donnent l’impression de l’être, sont en état de crise aiguë d’épilepsie ou de schizophrénie, ce qui explique les gestes incontrôlés, les yeux parfois révulsés, les convulsions, le teint blafard, les cris, etc. Ce n’est donc pas un quelconque exorcisme qui peut les soulager, mais une intervention médicale appropriée. Jadis, les maladies qui affectent gravement le mental et le comportement humains n’étaient pas connues de la médecine ; compte tenu des croyances superstitieuses de l’époque, on peut comprendre qu’elles aient été attribuées à l’action malveillante du Diable ou d’un démon. Mais de nos jours, il devrait sembler évident que c’est ailleurs qu’il faut rechercher la cause des “possessions”, très rares au demeurant.

À propos des démons, ils n’ont, pas plus que le Diable, la moindre existence. Dans la plupart des religions, ils sont présentés comme des entités spirituelles agissant individuellement ou collectivement au service du Diable, sur ordre ou non. L’un des plus connus est Belzébuth, auquel il est fait référence plusieurs fois dans la Bible. Parfois présenté comme le «Prince des démons» et comme le «chef suprême de l’empire infernal», il rivaliserait avec Satan pour prendre possession des âmes humaines et étendre son hégémonie sur Terre. Il aurait même le pouvoir, dans certaines circonstances, de se matérialiser et de donner ainsi toute sa puissance à sa capacité de nuisance ; en pareil cas, il prendrait l’apparence d’un être mi-humain mi-animal, noir comme un Maure, avec un visage bouffi, des yeux étincelants, des narines très larges, deux grandes ailes de chauve-souris, deux pattes de canard, une queue de lion et de longs poils sur tout le corps. Là encore, comment prendre au sérieux une telle description ?

Parmi les personnes qui croient à l’existence du Diable, certaines vont jusqu’à le vénérer et lui rendre des cultes dits “sataniques”. Nombre de ces cultes sont fondés sur des «messes noires», lesquelles constituent en quelque sorte une inversion des messes chrétiennes, leur but étant alors d’invoquer et d’évoquer les puissances infernales, afin de les amener à se manifester. Ce genre de pratiques prêterait à rire si ce n’était qu’elles ont un caractère souvent sectaire et parfois criminel. Bien que chacun soit libre de ses croyances, j’ai peine à comprendre celles et ceux qui se laissent aller à de telles déviances. Sans vouloir les juger ou les blâmer, je pense que cela traduit, au mieux un déséquilibre psychologique, au pire une forme de perversion mentale. Il est à noter également que la plupart de ces “adorateurs de Satan” ne sont pas athées. Autrement dit, ils croient en Dieu, auquel les religions associent le bien, mais optent pour le mal en vénérant le Diable, son “ennemi juré”.

Qu’en est-il de l’enfer ?

Comme chacun sait, les religions laissent entendre que la demeure de Dieu se trouve dans le ciel et qu’elle intègre le paradis, où se rendent les défunts les plus méritants à Ses yeux. Quant au Diable, lorsqu’il ne hante pas les hommes pour les inciter à faire le mal, il est censé passer une grande partie de son existence en enfer, où brûlent les âmes des impies et autres mécréants. Et c’est dans les entrailles de la Terre que se trouveraient les foyers infernaux, placés constamment sous la garde d’une armée de démons. Le simple raisonnement, le simple bon sens, devraient suffire pour comprendre que ces destinations post-mortem n’ont aucune réalité ontologique. À l’origine, elles avaient pour but d’encourager les croyants à faire le bien et de les dissuader de faire le mal. Comme c’est le cas de la plupart des Rose-Croix, je ne crois ni au paradis ni à l’enfer, mais à la réincarnation, laquelle est la négation de l’un comme de l’autre. Mais c’est là un autre sujet.

Il y a quelque temps, le Pape François a déclaré : «L’Église ne croit plus en un véritable enfer où les gens souffrent… Cette doctrine est incompatible avec l’amour infini de Dieu». De même, il a parlé de «la fable d’Adam et Ève». On ne peut que saluer son intelligence, son courage et son intégrité, car à travers ces quelques phrases, il a expurgé le credo catholique de contrevérités sclérosantes et culpabilisantes. Malheureusement, il continue à défendre l’idée selon laquelle le Diable existe réellement. Cela se comprend, car reconnaître le contraire irait à l’encontre de l’un des dogmes majeurs du Christianisme, d’autant, comme je l’ai rappelé précédemment, que Jésus, fondement de la foi chrétienne, en aurait lui-même parlé comme d’une réalité. Mais le temps est le meilleur maître des hommes, de sorte que les croyants en viendront un jour à reléguer le Diable au rang des superstitions.

Dans certains pays, nombre de prédicateurs manipulent les fidèles en leur laissant supposer que leurs problèmes, leurs difficultés et leurs épreuves résultent du fait qu’ils ont provoqué la colère du Diable par leur comportement et attiré sur eux ses malédictions. Moyennant finances, ils leur promettent de prier pour eux en utilisant des formules magicoreligieuses connues d’eux seuls, et ainsi de mettre fin à leurs tourments. Pour ces prédicateurs malhonnêtes, le Diable est un moyen de gagner beaucoup d’argent, aux dépens de personnes qui, pour la plupart, sont plutôt démunies. S’ils croyaient vraiment à l’existence de Satan et à celle de l’enfer, je doute fort qu’ils prendraient le risque d’aller aussi loin dans le mensonge et la manipulation. Quoi qu’il en soit, eux-mêmes devront rendre des comptes le moment venu.

Et si le Diable n’était autre que l’homme lui-même ?

Et si le Diable n’était autre que l’Homme lui-même, lorsqu’il commet des actes malveillants, malfaisants, méchants, haineux, en un mot “diaboliques” ? N’est-il pas à la fois trop simple et trop commode d’attribuer la malveillance, la malfaisance, la méchanceté et la haine à une entité “spirituelle” qui prendrait plaisir à nuire aux autres à travers nous ? Faire cela revient, non seulement à justifier le mal que nous pouvons faire à autrui, mais également à en rejeter la responsabilité sur une cause extérieure à nous. Or, tout être humain, excepté peut-être s’il souffre de déficiences mentales ou d’un déséquilibre psychologique, est responsable de ses actes. S’il agit mal, au point de porter atteinte aux autres, c’est de sa propre volonté, et aucunement sous l’influence de Satan ou de quelque démon que ce soit. Et s’il lui voue un culte à travers des “messes noires” ou autres “hérésies”, c’est de son plein gré ; le Diable lui-même n’y est pour rien.

Assurément, ce n’est pas le Diable qui provoque les guerres et fabrique les armes, qui dévoie les religions et s’en réclame pour répandre la terreur, qui agresse et assassine sans état d’âme, qui vole et saccage les biens d’autrui, qui calomnie et médit de manière éhontée, qui ment, intrigue et manipule, qui triche et abuse de la confiance des autres, qui dresse les peuples et les individus les uns contre les autres, qui exploite et entretient la misère humaine, qui maltraite et massacre les animaux, qui s’approprie et pille les ressources naturelles, qui rend les êtres humains de plus en plus dépendants de la technologie, qui fait l’apologie de l’athéisme et du matérialisme… C’est l’Homme lui-même, lorsqu’il applique son libre arbitre d’une manière négative et agit en opposition avec le bien commun. En cela, il est vrai qu’il est «ange ou démon», selon les choix qu’il fait au quotidien.

À l’instant même où j’ai songé à écrire cette lettre ouverte, je savais, malgré son intitulé, qu’elle ne s’adresserait pas au Diable, puisque j’ai depuis toujours la conviction qu’il n’existe pas. C’est pourquoi, au long de ces quelques pages, je ne l’ai ni interpellé, ni interrogé, ni sollicité ou que sais-je encore. Je l’ai volontairement ignoré. En fait, elle s’adresse à l’aspect “obscur” de tout être humain, c’est-à-dire au mauvais usage qu’il peut faire de son libre arbitre. Ce n’est donc pas Satan qu’il faut craindre, mais les conséquences karmiques de nos mauvaises actions, tant il est vrai que «chacun récolte tôt ou tard ce qu’il a semé». En application de cette loi spirituelle, le mal que nous faisons aux autres nous revient un jour ou l’autre sous forme d’afflictions et d’épreuves, non pas punitives, mais évolutives. Fort heureusement, le bien nous revient aussi et donne lieu à des bonheurs divers et à ce que l’on appelle couramment la «chance».

C’est sur cette invitation à ignorer le Diable et à bien agir que je souhaiterais clore cette lettre ouverte. Si vous pensez que sa lecture peut être utile à d’autres, n’hésitez pas à la leur faire connaître, que vous soyez d’ailleurs croyant ou athée. À moins que vous n’ayez peur d’offenser le Diable et d’en subir les foudres en retour…

Diablement vôtre.

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