Entretien avec Serge Toussaint | revue « Patrimoine spirituel »

Entretien avec Serge Toussaint, publié en août 2021 dans la revue « Patrimoine spirituel »

Propos recueillis par Laurent Corbin

Fondé en 1909, l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix est présent dans le monde entier et mène ses activités à travers diverses juridictions de langue : anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe, portugaise, japonaise, grecque, etc. Tous les membres de l’Ordre reçoivent le même enseignement et disposent des mêmes prérogatives. À l’occasion de ce hors-série, nous avons rencontré Serge Toussaint, Grand Maître pour les pays francophones.

L.C. : Sur le plan historique, c’est au XVIIe siècle que les Rose-Croix se sont fait connaître pour la première fois. À cette époque, ils ne formaient pas une Fraternité aussi structurée que l’A.M.O.R.C. Quelle est l’utilité d’une telle structure ?

S.T. : Effectivement, l’A.M.O.R.C. est un mouvement structuré autour d’un idéal, d’un enseignement et d’une philosophie. C’est précisément ce qui fait de lui un Ordre fraternel qui réunit à travers le monde des hommes et des femmes de toute race, de toute nationalité, de toute religion, de toute classe sociale, etc.

L.C. : Au XXIe siècle, le mot « Ordre » est-il toujours approprié pour qualifier un mouvement philosophique ? N’est-il pas quelque peu suranné ?

S.T. : Non, je ne le pense pas. Ce mot fait partie de l’appellation traditionnelle et historique de l’Ordre de la Rose-Croix. Il n’y a donc aucune raison de le changer. Se pose-t-on la question en ce qui concerne l’Ordre des Médecins, l’Ordre des Avocats, l’Ordre des Architectes, ou encore l’Ordre des Chevaliers de la Légion d’Honneur ? L’Ordre des Rosicruciens n’est autre qu’une Fraternité mondiale regroupant des personnes qui s’intéressent à la philosophie et au mysticisme.

L.C. : Précisément, le mysticisme n’a-t-il pas une connotation péjorative ? Souvent, on pense qu’un mystique est éloigné de la réalité, qu’il vit dans un monde à part…

S.T. : Il est un fait que le mot « mysticisme » est souvent employé dans un sens péjoratif. Pourtant, il remonte à la plus haute Antiquité et veut dire « connaissance des mystères ». Par extension, un mystique est quelqu’un qui s’intéresse à cette connaissance et qui cherche à comprendre le sens profond de l’existence. Mais cela ne l’empêche nullement de vivre dans le monde et d’assumer pleinement son statut de citoyen. Pour paraphraser un adage bien connu, « un Rosicrucien a la tête dans le ciel, mais les pieds sur terre ».

L.C. : Comme chacun sait, nous vivons une époque plutôt individualiste qui ne favorise pas l’adhésion aux organisations dûment établies, qu’elles soient d’ailleurs religieuses, politiques, philosophiques ou autres. Cela ne pose-t-il pas un problème à l’A.M.O.R.C. ?

S.T. : De nos jours, il est vrai que les personnes intéressées par l’ésotérisme ou le mysticisme ont tendance à mener leur quête individuellement, en lisant des livres, en assistant à des conférences, en “surfant” sur Internet… Par ailleurs, elles veulent des résultats immédiats et si possible faciles à obtenir, à l’image de ce que prône la société actuelle. Pourtant, je pense sincèrement qu’une quête philosophique digne de ce nom nécessite du temps et du travail, et qu’elle est plus efficace si elle est menée dans le cadre d’une organisation structurée. À titre de comparaison, il est possible, dans l’absolu, d’apprendre seul à lire et à écrire. Cela dit, il est beaucoup mieux de le faire à l’école, sous la conduite d’un professeur dûment formé dans ce but.

L.C. : L’A.M.O.R.C. se définit comme un mouvement philosophique. Or, nombre de personnes pensent que la philosophie est un domaine réservé à une élite intellectuelle. Qu’en dites-vous ?

S.T. : Il est évident que tout le monde ne s’intéresse pas à la philosophie. Cela dit, la plupart des gens en ont une fausse idée. En fait, le mot « philosophie » est d’origine grecque et signifie « amour de la sagesse ». Cela veut dire que toute personne qui aspire à la sagesse et s’intéresse aux mystères de l’existence est à la fois un philosophe et un mystique dans l’âme, quels que soient sa formation et son niveau d’études.

L.C. : Pouvez-vous définir en quelques mots le but de l’A.M.O.R.C. ?

S.T. : Son but est de perpétuer l’enseignement que les Rose-Croix se sont transmis à travers les siècles. De nos jours, cet enseignement se présente sous forme de fascicules qui couvrent douze degrés et que les membres de l’Ordre reçoivent à leur domicile ou auxquels ils ont accès par internet. Ceux qui le souhaitent peuvent également se rendre dans des Loges et bénéficier en plus d’un enseignement oral.

L.C. : Étant donné que cet enseignement prend sa source dans un lointain passé, on peut se demander s’il est toujours actuel ?

S.T. : Les lois naturelles, universelles et spirituelles qui régissent la vie, l’évolution et la destinée de l’homme sont immuables. Ce que l’Ordre enseigne à leur sujet ne peut donc être suranné. Dans bien des domaines, l’enseignement rosicrucien reste même précurseur. Comme le dit un ancien adage : « les grandes vérités sont éternelles ». Néanmoins, la manière d’expliquer ces vérités doit être adaptée à l’époque. L’A.M.O.R.C. l’a toujours fait, à tel point que son en­seignement est régulièrement actualisé.

L.C. : Qu’en est-il de la philosophie rosicrucienne en tant que telle ?

S.T. : Parallèlement à ce qu’ils étudient à travers les fascicules ou les réunions tenues en Loge, les Rose-Croix mènent une quête de sagesse. Autrement dit, ils travaillent sur eux-mêmes pour maîtriser leurs faiblesses et exprimer ce qu’il y a de meilleur en eux. De toute évidence, le monde va mal. Mais le seul moyen de l’améliorer est de s’améliorer soi-même. Tel est le fondement de la philosophie rosicrucienne.

L.C. : À propos du monde, quel regard portez-vous sur lui ?

S.T. : Comme chacun peut le constater, il est confronté à une crise sans précédent, et ce, dans de nombreux domaines : économique, politique, social, moral, religieux, scientifique, écologique, etc. Les Rosicruciens pensent, et ils ne sont pas les seuls, que cette crise est due au fait que la société en général est devenue trop individualiste et trop matérialiste. Il devient donc urgent de lui donner une orientation plus humaniste et plus spiritualiste.

L.C. : Qu’entendez-vous exactement par « plus humaniste » ?

S.T. : Aussi paradoxal que cela paraisse, les hommes ont créé un monde dont ils se sont eux-mêmes exclus. Ils se sont rendus trop dépendants de la technologie et des machines, qui ont fini par les remplacer où cela n’était ni utile ni nécessaire. Ce faisant, ils ont déshumanisé la société et ont fait de l’individualisme une culture, celle du chacun pour soi. Résultat : peu de personnes sont vraiment heureuses. Pour inverser cette tendance, nous devons replacer l’homme au centre de nos préoccupations, ce qui suppose de mettre à son service tous les secteurs de l’activité humaine, et non l’inverse, comme cela a été fait jusqu’à présent.

L.C. : Pour ce qui est de « rendre le monde plus spiritualiste », cela n’est-il pas en contradiction avec le principe de la laïcité ?

S.T. : Non, car il ne s’agit pas de transformer les États en théocraties ou d’adapter leurs institutions à telle ou telle religion. En cela, la laïcité est une nécessité pour garantir une indépendance mutuelle entre le pouvoir politique et la sphère religieuse. Cela dit, je regrette néanmoins que certains confondent « laïcité » et « athéisme », au point de combattre la spiritualité et de promouvoir un laïcisme pur et dur.

Comme je l’ai dit précédemment, les sociétés modernes sont devenues trop matérialistes, en ce sens que les gens se comportent comme si le seul but de l’existence était d’accroître toujours plus leurs biens matériels et de jouir le plus possible des plaisirs sensoriels, parfois jusqu’au paroxysme. Malheureusement, ce type de comportement cultive le désir de posséder, de dominer, de paraître, etc., ce qui renforce l’individualisme et l’égotisme.

L.C. : Que préconisez-vous donc ?

S.T. : Si nous voulons construire un monde meilleur, nous devons au contraire éveiller ce qu’il y a de plus noble dans la nature humaine, ce qui revient à développer les vertus dont Socrate aimait tant à parler, à savoir l’humilité, l’intégrité, la générosité, le détachement, la tolérance, la non-violence, etc. Or, d’un point de vue rosicrucien, ces vertus sont des attributs de l’âme et sont donc de nature spirituelle.

L.C. : Et pour vous, qu’est-ce que la spiritualité ?

S.T. : C’est la conviction que tout être humain possède une âme et que le but de la vie est de rendre cette âme meilleure au contact des autres. C’est également la conviction que l’univers n’est pas le fruit du hasard, mais qu’il s’inscrit dans un Plan divin et qu’il obéit à une fin métaphysique.

L.C. : Les Rosicruciens croient donc en Dieu ?

S.T. : Tout dépend de ce que vous entendez par « croire en Dieu ». Dans la plupart des religions, Il est présenté comme un Surhomme qui siège dans les cieux et qui décide du sort des hommes, y compris du moment de leur mort. Au regard de l’Ontologie rosicrucienne, Dieu est plutôt l’Intelligence, la Conscience, l’Énergie, la Force, peu importe le terme, qui est à l’origine de toute la Création. En tant que tel, Il est inintelligible, mais Il se manifeste dans l’univers, la nature et l’homme au moyen de lois qu’il est possible de connaître, ce qui suppose de les étudier. Vu sous cet angle, un Rosicrucien se situe davantage dans le domaine de la spiritualité que dans celui de la religiosité.

L.C. : Si j’ai bien compris, vous faites une différence entre la spiritualité et la religiosité ?

S.T. : Oui. La religiosité est le propre des religions et repose sur les dogmes qui leur sont propres. La spiritualité, quant à elle, s’apparente à une quête mystique menée librement. Par ailleurs, les religions sont des voies de croyance. Or, le seul fait de croire en Dieu ne rend pas l’homme meilleur. Pour s’en convaincre, il suffit de penser aux intégrismes religieux qui se manifestent un peu partout dans le monde. L’idéal est donc de mener une quête spirituelle ayant pour fondement l’aspiration à la connaissance, ce qui nécessite une grande ouverture d’esprit, une grande tolérance.

L.C. : Est-ce que l’A.M.O.R.C. s’implique sur le plan politique ?

S.T. : Non ; il est totalement apolitique, et ce, dans tous les pays du monde. C’est ainsi qu’il regroupe des hommes et des femmes ayant des positions différentes dans ce domaine, voire opposées. Dans les organismes locaux, il est strictement interdit de parler de politique, sous peine d’exclusion.

L.C. : Y a-t-il un lien entre la Rose-Croix et la Franc-Maçonnerie ?

S.T. : Non. En application de sa devise (« La plus large tolérance dans la plus stricte indépendance »), l’A.M.O.R.C. est totalement indépendant de toute institution, organisation, religion, mouvement…, à l’exception de l’Ordre Martiniste Traditionnel, qu’il parraine depuis le début du XXe siècle. Cela dit, je sais qu’il y a des Francs-Maçons parmi les membres de l’A.M.O.R.C., tout comme il y a des Martinistes, des Chrétiens, des Juifs, des Musulmans, etc.

L.C. : Durant cet entretien, vous avez dit tantôt « Rose-Croix », tantôt « Rosicrucien ».Ces deux mots ont-ils donc le même sens ?

S.T. : En fait, non. Si l’on veut être précis, le mot « Rosicrucien » désigne un membre de l’Ordre, c’est-à-dire un étudiant de l’enseignement rosicrucien. Dans l’absolu, un Rose-Croix est un Rosicrucien qui, grâce à cette étude et au travail accompli sur lui-même, a atteint l’état de sagesse. De toute évidence, il y a bien plus de Rosicruciens que de Rose-Croix en ce monde…

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