Lettre ouverte à la nature

« La Terre est notre Mère : elle enfante notre corps, et le Ciel y joint notre âme. »

Pacuvius (vers 130 avant J.-C.)

Que serions-nous sans la nature ? Que serait l’humanité sans elle ? Nous connaissons tous la réponse. Et pourtant, nous continuons, non seulement à la surexploiter, mais également à la maltraiter, au point d’avoir mis en péril notre propre survie. Assurément, les relations que l’espèce humaine entretient avec elle n’ont probablement jamais été aussi mauvaises à l’échelle planétaire. Le moment est plus que jamais venu de nous interroger sur les liens qui nous unissent à elle, lesquels font d’elle notre mère commune et celle de tous les êtres vivants qui peuplent la Terre. Je vous propose de mener cette réflexion à travers une « Lette ouverte à la nature », avec l’espoir quelque peu naïf qu’elle en prenne connaissance selon ses voies et trouve en elle un motif de réconfort : nous sommes nombreux à l’aimer et de plus en plus nombreux à vouloir nous rapprocher d’elle.

Sur le plan étymologique, le mot « nature » vient du latin « natura », qui veut dire « ce qui fait naître ». Il est un fait que la nature est à l’origine de tout ce qui est né sur Terre depuis que la vie y a fait son apparition, il y a environ 4 milliards d’années. Depuis cette époque très lointaine, elle a donné naissance à un nombre infini d’êtres vivants, et ce, à travers d’innombrables espèces régies par une même loi fondamentale : celle de l’évolution. À ce jour, c’est l’espèce humaine, telle qu’elle s’exprime à travers l’homo sapiens sapiens (l’homme qui sait qu’il sait), qui est la plus évoluée sur le plan physiologique. Pour s’en convaincre, il suffit de songer à l’incroyable complexité et dextérité du corps humain, tel qu’il est actuellement. Nul ne peut nier que celui-ci est une “machine” extraordinaire, et que son fonctionnement est un défi à la raison. Par ailleurs, lorsque l’on songe qu’il est l’aboutissement d’un embryon qui se réduit à l’origine à un œuf d’environ un millimètre de diamètre, on ne peut qu’être admiratif face à un tel prodige de la nature, pour ne pas dire à un tel “miracle”.

Depuis l’apparition de la vie sur Terre…

Depuis l’apparition de la vie sur Terre (dans les océans, sous forme d’êtres unicellulaires), la nature ne fait qu’un avec notre planète. Pendant des millénaires, les êtres humains se sont “limités” à coopérer avec elle et à puiser en elle ce qui était nécessaire à leur survie, notamment la nourriture. Le temps passant, elle devint également un objet d’étude chez certains peuples antiques, et c’est en Grèce que cette étude donna naissance à une authentique connaissance, laquelle ne cessa par la suite de s’enrichir tout en se “délocalisant” dans d’autres pays. C’est ainsi que l’on doit à Aristote cette notion de règnes que nous connaissons tous : le règne minéral, constitué de tout ce qui forme le sol de la Terre ; le règne végétal, composé des arbres, des plantes et autres végétaux ; le règne animal, incluant les animaux terrestres, aquatiques et aériens ; le règne humain, réunissant l’ensemble des hommes, des femmes et des enfants vivant en ce monde. C’est également ce philosophe qui fut à l’origine d’une première classification des espèces végétales et animales. D’autres poursuivirent son œuvre à travers les siècles et posèrent les fondements de la biologie, et d’une manière générale des sciences dites naturelles.

Les critères retenus par Aristote et ses disciples pour distinguer les quatre règnes étaient relativement simples : le règne minéral est a priori inerte (inanimé) et sans mouvement. Le règne végétal est vivant (animé), croît et se reproduit. Le règne animal est vivant, croît, se reproduit et se déplace. Le règne humain est vivant, croît, se reproduit, se déplace et pense. C’est précisément le fait que les êtres humains soient capables de penser qui conduisit ce philosophe à postuler qu’ils se démarquent du règne animal. Par la suite, certains penseurs récusèrent cette démarcation, considérant que « l’être humain est un animal parmi d’autres ». Par là même, ils postulèrent qu’il n’existe pas quatre règnes dans la nature, mais trois (minéral, végétal, animal). Depuis le XVIIe siècle, qui vit l’émergence du scientisme, c’est cette approche de l’être humain qui prédomine parmi les scientifiques. Autrement dit, la plupart d’entre eux considèrent que l’espèce humaine est une espèce animale parmi d’autres.

La plupart des philosophes grecs considéraient que l’être humain est non seulement un être vivant, mais également et surtout une « âme vivante », c’est-à-dire une âme incarnée dans un corps le temps de sa vie terrestre. Autrement dit, ils étaient spiritualistes et ne réduisaient pas le monde à son apparence matérielle, visible et tangible. Mieux encore, ils pensaient que la nature avait une âme dite « naturelle », « naturante » ou « naturée », selon l’expression qu’elle prenait à travers chaque règne. Par extension, ils tenaient pour une évidence que l’univers avait lui aussi une Âme dite « universelle » (« Anima movens »), laquelle imprégnait tout ce qu’il contient, depuis les galaxies les plus étendues jusqu’aux plus petites planètes. Et selon eux, cette Âme était un véhicule du Logos, qu’ils assimilaient à Dieu, en tant qu’Intelligence universelle et impersonnelle à l’œuvre dans toute la Création, et ce, dans ses trois dimensions : macrocosme (le grand univers), microcosme (le petit univers), et mésencosme (l’univers intermédiaire).

Un autre point très important mérite d’être rappelé quant à l’idée que les philosophes grecs se faisaient de la nature : dans leur compréhension, les quatre règnes n’étaient pas séparés et distincts l’un de l’autre ; il y avait un continuum physique et métaphysique entre eux, le végétal étant le prolongement du minéral, l’animal le prolongement du végétal, l’humain le prolongement de l’animal. Il est un fait que ces quatre règnes, au-delà des apparences, sont intimement liés les uns aux autres ; mieux encore, il n’y a aucun “vide” entre eux. À titre d’exemple, les lichens sont des minéraux-végétaux, et les plantes carnivores des végétaux- animaux. Et selon vous, un chimpanzé n’est-il pas un animal-humain ? De toute évidence, il a beaucoup en commun avec nous, à moins que ce ne soit l’inverse ! Je suis même convaincu qu’il a conscience de lui-même et qu’il pense, ce que certains scientifiques nient encore. Pourtant, il suffit d’observer les grands singes anthropomorphes pour constater à quel point ils sont nos proches “cousins”.

La nature sert de véhicule à l’Âme universelle

Comme cela est enseigné dans l’Ordre de la Rose-Croix, la nature ne se limite pas à son aspect matériel, tel qu’il paraît à travers les règnes minéral, végétal, animal et humain. Par ailleurs, elle n’existe pas dans le seul but de se perpétuer elle-même en tant qu’expression de la vie sur Terre ; elle sert de véhicule à l’Âme universelle, telle qu’elle se manifeste sur notre planète. Cela rejoint ce que nombre de philosophes grecs enseignaient, à savoir que le monde visible, qu’ils appelaient « monde phénoménal », n’était que la contrepartie du monde invisible, qu’ils nommaient « monde nouménal » ou, pour reprendre les termes de Platon, « monde des idées ». Dès lors que l’on a cette approche de la nature, on comprend intuitivement qu’elle poursuit un but qui transcende ce que nous percevons d’elle à travers nos facultés sensorielles et mentales. D’un point de vue rosicrucien, elle permet à la Conscience universelle (attribut de l’Âme universelle) d’évoluer graduellement à travers des niveaux d’expression de plus en plus élevés.

Bien que la religion et la science l’aient longtemps nié, tous les êtres vivants que la nature enfante possèdent une forme de conscience, plus ou moins élevée selon les espèces et selon les spécimens dans chaque espèce. Dans le règne végétal, il en est ainsi pour les arbres, les plantes, les fleurs et, d’une manière générale, pour l’ensemble des végétaux. De même, tous les animaux, à des degrés divers, sont conscients de leur environnement, de leurs congénères et, pour les plus évolués, d’eux-mêmes. De toute évidence, un chimpanzé possède une intelligence beaucoup plus développée que celle d’un serpent, et un chien que celle d’une poule. Par ailleurs, dans un groupe de chimpanzés, certains se montrent plus intelligents que d’autres, de même que certains chiens par rapport à d’autres. Mais chacun est un maillon de la chaîne de la vie sur Terre et joue un rôle dans l’épanouissement de la conscience planétaire et, par extension, de la Conscience universelle.

Assurément, la Terre-Nature est un Être vivant doué de conscience. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’intelligence dont elle fait preuve à travers les différents règnes, en particulier végétal et animal : le cycle des saisons, le processus de la reproduction, l’adaptation à l’environnement, l’interaction entre les espèces, la manière dont les animaux trouvent leur nourriture, élèvent leur progéniture, construisent leurs tanières, terriers, abris, nids…, la façon dont ils communiquent entre eux, s’entraident, coopèrent. Autant de prouesses et de savoir- faire qui défient la raison de l’homme et le font descendre de son piédestal. Ceci est tellement vrai que nombre de nos inventions s’inspirent de ce que les végétaux et les animaux font d’une manière naturelle, de façon dite instinctive. Comment ne pas être admiratifs face à l’ingéniosité dont la vie fait preuve à travers la nature ? Comme l’a dit en son temps Albert Einstein, ce grand scientifique et mystique, quiconque a perdu ce sens de l’émerveillement face à elle est comme s’il était mort à lui-même.

À propos d’instinct, il me semble utile de rappeler que ce sont les jésuites qui, au Moyen-Âge, ont “inventé” ce mot pour démarquer très nettement l’homme de l’animal et en faire un être à part dans la Création. Conformément à ce que l’Église chrétienne enseignait à l’époque, ils considéraient que seul l’homme possède une âme et peut faire usage de la pensée, tandis que l’animal en est privé et se limite à suivre ses pulsions naturelles, d’où son comportement instinctif, c’est-à-dire soi-disant irréfléchi et irraisonné. Ce faisant, ils contribuèrent à “creuser le fossé” entre le règne animal et le règne humain, ce qui, d’une certaine manière, encouragea les hommes à se sentir infiniment supérieurs aux autres règnes de la nature et à l’exploiter sans retenue. Fort heureusement, cette approche moyenâgeuse de la vie sur Terre n’est plus prédominante, et le regard que nous portons aujourd’hui sur les animaux a beaucoup évolué. L’Église elle-même a revu sa position dans ce domaine et concède, sinon qu’ils ont une âme, du moins qu’ils sont sensibles.

Le ternaire Dieu-Nature-Humanité

À l’instar des philosophes grecs, les Rose-Croix ont toujours fait du ternaire Dieu- Nature-Humanité le fondement de leur ontologie. Autrement dit, ils pensent que tous trois sont liés et interdépendants. De ce fait, ils s’emploient à vivre en harmonie avec la nature et l’idée qu’il se font de Dieu, qu’ils assimilent à l’Intelligence universelle et impersonnelle qui est à l’origine de la Création. Partant du principe que cette Intelligence est inaccessible à la raison humaine, ils s’emploient, non pas à La connaître en tant que telle, mais à comprendre les lois par lesquelles Elle se manifeste dans l’univers, la nature et l’homme lui-même. Selon eux, c’est dans l’étude et le respect de ces lois dites divines que réside le bonheur auquel l’humanité aspire plus ou moins consciemment. Vous noterez que cette approche de Dieu est plus scientifique que religieuse et se fonde, non pas sur la croyance, mais sur la connaissance.

Dans l’un de ses ouvrages, François Jollivet-Castelot, alchimiste rosicrucien du début du XXe siècle, a écrit : «La nature peut être assimilée au corps de l’Être immense que l’on appelle Dieu et que nous concevons comme Infini et Éternel. Elle réalise donc la Pensée divine, comme notre propre corps est l’instrument plus ou moins docile de notre propre volonté. Nous pouvons dire que Dieu travaille dans la nature et parle par elle, car la nature est Son grand Livre.» D’un point de vue spiritualiste, il est un fait que la nature est une manifestation des lois divines, tout comme l’homme est une manifestation des lois naturelles, et par conséquent divines également. C’est pourquoi les mystiques en général et les Rose-Croix en particulier ont toujours accordé une grande importance à l’étude de ces lois, à travers le livre du monde («Liber Mundi»), le livre de la nature («Liber Natura») et le livre de l’homme («Liber Homo»).

La grande majorité des êtres humains aiment la nature, à tel point que même les athées ont tendance à la diviniser. Dès lors, on peut se demander pourquoi ils ne la respectent pas davantage. Pire encore, pourquoi ils l’exploitent et la saccagent autant ? C’est pour trois raisons majeures : en premier lieu, parce qu’ils pensent à tort que la puissance qu’elle manifestent la rend indestructible, alors que ses équilibres sont en fait très fragiles. En second lieu, parce qu’ils sont avides de possessions et de richesses, au point qu’ils font passer leur intérêt personnel et celui de leurs proches avant la préservation de notre planète. En troisième lieu, parce qu’ils manquent de spiritualité, au sens rosicrucien du terme. Autrement dit, c’est parce qu’ils ne savent pas en quoi consiste le but ontologique de la vie et qu’ils ignorent la raison d’être de l’univers, et donc celle de la Terre elle-même. Cela revient à dire que plus on comprend le rôle que notre planète joue dans la Création, plus on aime et respecte la nature ; en retour, plus elle contribue à notre bien-être et à notre bonheur.

Terre-Nature, qu’aurais-tu à dire aux humains si tu pouvais leur parler ? De toute évidence, qu’ils se sont très mal comportés à ton égard et continuent à le faire, au point de t’avoir tellement dénaturée que tu es dans un état critique à l’échelle planétaire. Outre les pollutions diverses qui te portent atteinte sur tous les continents, la plupart de tes écosystèmes sont menacés. De même, tes glaciers, tes océans, tes mers, tes fleuves, tes rivières, tes forêts, tes plaines…, en un mot tout ce qui fait ce que tu es en tant qu’Être vivant, sont gravement malades. Et plutôt que de nous porter à ton chevet pour te soigner, et si possible te guérir, nous continuons à te surexploiter, à t’abîmer, à te détruire… Combien de temps encore allons-nous persister dans cette inconscience, cet aveuglement, cette folie ? Alors que l’espèce humaine est à ce jour la plus aboutie et théoriquement la plus intelligente, c’est elle, plus que toute autre, qui met ta vie en péril, apparemment sans se rendre compte qu’il en va de la sienne. En ce début de XXIe siècle, elle n’a même plus l’excuse de dire qu’elle ne savait pas…

La situation actuelle est-elle désespérée ? Non. Certes, la communauté scientifique en est venue à dire que l’humanité ne dispose plus que de quelques années pour réagir au réchauffement climatique et prendre les mesures nécessaires en faveur de l’environnement. Au-delà, la situation serait irréversible et ne ferait qu’empirer. Il y a donc urgence. Mais je pense sincèrement que c’est là un défi que les êtres humains peuvent relever s’ils en ont réellement la volonté. En effet, ils sont pleins de ressources, et je ne doute pas qu’ils sont capables, grâce à la science, la technologie et autres connaissances techniques, de guérir notre planète, ou plus exactement la nature. Cela suppose néanmoins qu’ils en fassent une cause mondiale. Aussi paradoxal que cela paraisse, c’est peut-être la nécessité de s’unir pour mener à bien cette cause qui les obligera à mettre un terme à tout ce qui les divise. Cela revient à dire qu’en sauvant l’environnement, l’humanité en viendrait également à se sauver elle-même.

C’est donc sur cette note d’espoir et d’optimisme que je vous propose de clore cette «Lettre ouverte à la nature». J’ai bien conscience de l’avoir plutôt adressée aux hommes et aux femmes susceptibles de la lire, mais tout est lié dans l’univers, de sorte que j’ai la conviction que notre Terre-Mère l’aura lue également à sa manière. Dans cet espoir, je lui adresse mes meilleures pensées, tant il est vrai, comme cela est dit dans le «Plaidoyer rosicrucien pour une écologie spirituelle», que nous n’avons aucun droit à l’égard de notre planète, mais uniquement des devoirs : la respecter, la préserver, la protéger… En un mot : l’aimer.

Dans les liens qui nous unissent à la nature.

Serge Toussaint

Partager cet article
Articles récents
Articles similaires